9 Mai 2022
Dans les années 80 aux Etats-Unis, à l’occasion d’une sortie en camp scout, des enfants de 10-11 ans sont assis en cercle et l’un d’eux propose « Et si on faisait une partie de Donjons et Dragons ? ».
Un peu moins de 40 ans plus tard, Dale Critchley, sourire aux lèvres, arborant un T-shirt où y est inscrit « I use escapism to change the Real World » me raconte qu’il ne se souvient malheureusement de rien cette nuit là. « J’en avais entendu parler mais je ne savais pas ce que c’était, je sais en tout cas que c’est durant mon temps passé avec les scouts que j’y ai été initié et que j’ai commencé à le faire jouer à mes amis ».
C’est en 6e que s’installent l’assiduité et la régularité des parties de jeu de rôle, avec des moyens sans commune mesure comparé à ce dont nous disposons aujourd’hui « Nous n’avions aucun livre de règles, on prenait des dés à 6 faces, des feuilles de papier et nous construisions nos aventures au fur et à mesure. »
Un loisir découvert à une époque durant laquelle la « panique satanique » autour du jeu de rôle battait son plein et attirait sur lui une désapprobation quasi-unanime du corps enseignant et de sa famille. « Ils me disaient, tu ne devrais vraiment pas jouer à ça ». À quelques exceptions près, « mon père ne savait pas ce que c’était et n’était pas inquiet comme ma mère ».
En grandissant, sa pratique n’en souffrira pas, au contraire. À un point tel qu’un jour son père, le voyant jouer sans arrêt, lui demande de lui faire jouer une partie afin de « comprendre de quoi il s’agit ».
«Je lui ai fait jouer une séance d'une heure à Marvel Super heroes avec un adversaire, un combat très basique et à la fin il me dit "C'est tout??
- Et bien...oui
-Mais où est le problème avec ça ?»
Fan de “comic book”, des superhéros Marvel, de médiéval fantastique, il pratique les jeux de rôles qui le plongeront dans ces mondes qu’il affectionne jusqu’en 1994. Il termine ses études à l’université et se marie. Commence alors une très longue pause qui prendra fin en 2019.
En 1998, il devient pasteur après avoir obtenu son diplôme du Séminaire.
Travaillant à l’église avec des adolescents, dont beaucoup en situation précaire et à risque, il réalise l’importance pour ces jeunes d’intégrer plus d’adultes dans leur vie, ce qui le conduit à ranimer le jeu de rôle dans la sienne.
« Nous nous disions, avec le directeur de la jeunesse, qu’il fallait que l’on aide à créer des relations positives, avec des adultes de diverses générations et pour moi, le jeu de rôle était le meilleur moyen de le réaliser »
L’idée chez les jeunes provoque un enthousiasme, et à l’annonce de l’organisation de séances de donjons et dragons, des rôlistes des premières heures amenèrent, de bon cœur, des paquets de dés, des vieux livres de la première édition de Donjons et dragons qu’ils possédaient - bien que ce soit la 5e édition qui fut jouée !
« Je disposais d’une souscription Dnd Beyond qui possède une fonction club grâce à laquelle on peut partager jusqu’à 10 campagnes avec d’autres gens. J’ai donc acheté les livres afin de pouvoir les partager avec tous. La première nuit, 18 personnes sont venues : le plus jeune avait 15 ans, le plus vieux était retraité »
Un succès phénoménal se reproduisant deux fois par mois, jusqu’à l’arrivée du COVID.
« Avec le COVID, j’ai perdu mon emploi, ça a été une période de réflexion où je me suis rendu compte que j’étais vraiment à fond dans tout ce qui avait trait à la mécanique de jeu et j’ai décidé de le faire à temps plein »
Ainsi commença l’aventure de “Wyrmwork Publishing” avec son premier ouvrage “Limitless Heroics” financé en Janvier 2022. Un ouvrage, destiné à la 5ème édition de Donjons et Dragons, proposant un ensemble de mécaniques permettant d’inclure dans le jeu tous les handicaps, les connus et moins connus.
« Toute ma vie, j’ai été entouré de personnes avec un handicap ou frappées de maladies chroniques. Quand j’étais au collège, je faisais régulièrement du volontariat avec des gens handicapés. Avec ma femme, nous avons adopté trois enfants avec de sérieux handicaps et mon père souffre d’une maladie chronique et est handicapé. Cela a toujours fait partie de notre vie »
La représentativité du handicap en général, dans le jeu de rôle, est quasi inexistante « Nous avons les races avec les différentes couleurs de peaux et d’autres éléments d’inclusivité mais pour ce qui est du handicap et particulièrement des maladies mentales, il y a très peu de choses. »
Sur ce constat, Dale décide de créer un ouvrage qui permettrait une meilleure intégration du handicap, via le jeu de rôle, dans le monde de donjons et dragons.
« Le jeu de rôle est un égaliseur social. Tu réunis des gens que tu ne connais pas, tu leur mets une fiche de personnage devant eux, tu fais rouler des dés et soudainement, ils commencent à se connaître »
Et à cela, Dale rajoute le droit qu’a chacun de pouvoir être représenté dans un monde imaginaire, car « Le monde imaginaire est un calque du monde réel, la seule différence c’est qu’on y ajoute de la magie, des dragons, on prend le monde réel et on le transforme. Chaque changement qu’on apporte au monde a une raison. Et si ton monde, au contraire du monde réel, n’a pas d’handicapés la question qui se pose est : pourquoi les avoir enlevés et bien souvent, les gens ne s’en rendent pas compte. Même moi au début je n’en avais pas pris conscience… »
Une réaction qui s’est manifestée parmi de nombreuses personnes découvrant l’ouvrage en financement participatif, et prenant conscience de cet « oubli ».
« Le problème est que beaucoup de gens ne savent pas représenter correctement le handicap. Ils ne savent pas comment le faire d’une façon qui ne risque pas de brusquer, de vexer, de faire mal. La question qui s’est posé est : comment le faire de façon appropriée »
Et le jeu de rôle, encore une fois, est ce qui permet de créer un environnement sûr dans lequel on peut expérimenter à l’infini. Quel meilleur outil que celui-ci pour éduquer, faire prendre conscience de la réalité des 15% de la population mondiale vivant avec un handicap ?(WHO - lien)
« Je suis handicapé et je veux pouvoir me représenter dans le jeu diront certains ; je suis handicapé mais je ne veux pas l’être dans ce monde. C’est agréable de savoir que des gens comme moi peuvent être représentés diront d’autres. Personne ne force personne à jouer d’une façon ou d’une autre. Tout le monde joue comme ils le souhaitent » Précisément.
Une opportunité pour ceux qui n’ont pas l’habitude d’être entourés de gens handicapés, d’apprendre à interagir avec eux, de comprendre leur expérience et d’y trouver, via le jeu, un riche enseignement.
Le retour du jeu de rôle dans la vie de Dale n’est pas un hasard. Toutes ces années de pratique, malgré l’opprobre qui l’accompagnait et la perte de son travail, l’ont amené à se réaliser comme celui qu’il se sait être. « Je suis une boîte à idées. J’ai toujours plein d’idées dans ma tête, un flot de créativité qui a besoin de sortir, et avec donjons et dragons, je le peux et on peut faire absolument tout : plus les idées sont bizarres, extraordinaires, mieux c’est. Et cela m’a toujours bien réussi, je me sens chez moi dans ces moments, je sens que je n’ai pas besoin de m’adapter à un standard qui n’est pas le mien. »
Créativité, évasion, rêve, mais aussi éducation, Dale me mentionne que grâce au jeu de rôle, il aura appris de l’histoire du monde bien plus que ses camarades de classe, pendant des cours qui l’auront pourtant, aux premières heures, bassinés au point de détester la matière histoire…jusqu’à s’y investir pleinement grâce à donjons et dragons !
« J’ai passé beaucoup de temps dans ma vie à essayer d’être quelqu’un que je ne suis pas et aujourd’hui j’ai décidé d’assumer qui je suis et ça marche bien : je suis plutôt bon à être moi même ! »
Père de trois enfants et anciennement pasteur d’une paroisse, Dale, dans son entreprise, garde en lui cette volonté de rendre le monde meilleur. Comme beaucoup d’entre nous, il a trouvé dans le jeu de rôle un outil pour nous réunir tous.
Pour chacun, le monde que nous nous créons est celui de nos rêves, de nos cauchemars, de nos espoirs mais aussi de nos frustrations et dont la source nous est bien connue : le monde réel.
Nous ne sommes pas tous exposés de la même façon au handicap, qui est encore hélas victime de stigmatisations qui ne sont pas autant relayées par les médias que peuvent l’être le racisme ou l’homophobie.
« C’est probablement pour mes filles et les gens qui me tiennent à cœur que j’ai fait cet ouvrage. Je veux que le monde soit meilleur, qu’il y ait plus de compassion, dans lequel les gens seraient confortables d’être ce qu’ils sont et capables de partager ouvertement leurs joies et leurs peines. »
C’est là la plus belle des motivations d’un père pour ses enfants : leur ouvrir les portes d’un monde magique où ils pourront eux aussi s’évader, un monde où ils ne sont pas oubliés et où ils peuvent eux aussi être des héros d’une aventure fantastique.
C’est ce qui arrive à sa fille de 10 ans, à l’école, lors de séances de jeux de rôles organisées par son institutrice après les cours.
« Après sa première séance, alors que je la ramenais en voiture, tout du long elle m’a parlé du jeu, puis des nouveaux amis qu’elle s’était faite »
En dépit de son handicap et de sa différence, grâce au jeu de rôle « elle s’est sentie complètement acceptée, surexcitée par les nouvelles relations qu’elle venait de nouer, et je me suis dit que c’est ce que nous avons toujours voulu pour elle : qu’elle ait des amis, qu’elle se sente acceptée »
Dale se dit un optimiste inflexible et même si le monde ne sera jamais parfait, « si on peut faire que demain soit un jour meilleur qu’aujourd’hui pour quelqu’un, quelque part, alors c’est bien et on fait de notre mieux »
« Et si plus de gens font de même et rendent la vie de quelqu’un meilleure, alors il sera encore plus facile pour ces gens-là de faire à leur tour, quelque chose de bien pour d’autres. Ça commence comme ça et on ne sait jamais jusqu’où nos actions peuvent avoir un impact positif bien plus grand qu’on ne l’imagine »
En père aimant ne désirant rien d’autres que le bonheur de ses enfants, Dale a trouvé sa « bonne fortune » dans le grand jardin du jeu de rôle et y a cultivé son terrain pour y planter ses graines qui, à n’en point douter, élargiront la famille déjà grande des rôlistes à ceux et celles qui ont été oubliés, non par méchanceté mais par ignorance. Plus maintenant désormais.
« Je veux que les gens se sentent bienvenus, et je veux continuer à espérer»
Merci à toi Dale pour cette histoire émouvante et inspirante.