21 Janvier 2022
Au début des années 90, une petite fille dessine, à l’école, les traits d’une elfe aux oreilles pointues. « Un peu kitsch, mais j’en étais très fière » me dit elle. « Ladrilia, c’était mon premier personnage, un pseudo qui a connu plusieurs incarnations, qui est revenu régulièrement et qui est resté. »
À 8 ans, Coralie David reproduit sur le papier des personnages qu’elle a créés pour Hero Quest (un jeu de plateau), et découvre également la magie de raconter des histoires en s’amusant avec les autres.
« Le plateau était modulable, on pouvait construire ce qu’on voulait avec les éléments. C’était certes du pur dungeon crawling, mais pour moi, il y avait du suspense, de la tension narrative. Et j’ai tout de suite perçu ce côté où les gens racontaient des histoires ».
Très vite, son goût pour ces histoires nourrit celui de la lecture, et avec lui la découverte des livres dont vous êtes le héros « C’était de la fantasy, avec un côté très solitaire par rapport au jeu de rôle bien sûr, mais avec l’idée que les livres pouvaient nous parler, on vivait l’aventure soi-même ».
Son baptême du jeu de rôle se fera plus tardivement, durant ses études supérieures à Toulouse, en BTS de communication, où raconter, vivre des histoires autour d’une table avec d’autres lui permettra de tisser des liens forts.
« Cela m’a apporté des relations sociales, d’avoir des amis avec qui rêver, partager des choses fortes sans vraiment les connaître pour devenir, d’une certaine façon, très vite assez proche avec des gens que je connaissais au départ très peu. »
Après l’obtention d’un diplôme qui ne répond plus à ses attentes, elle décide, par goût pour la littérature, de continuer ses études à la faculté de Lettres de Toulouse. Elle y poursuivra sa pratique du jeu de rôle avec assiduité.
Mais alors qu’elle entame son cursus littéraire, une petite déception l’attend. Férue de Moyen Age, elle pensait se passionner pour les œuvres de cette période, mais elle se rend compte que « ce que j’aimais du Moyen Age, comme beaucoup de geeks, c’est le Moyen Age romantique qui a été remis au goût du jour au XIXème siècle ».
Réalisant alors sa prédilection pour ce siècle romantique, Coralie en fait sa spécialité ; elle y découvrira William Morris, un des premiers écrivains de textes dits « merveilleux » ou de fantasy, dont Tolkien dira dans une lettre qu’il voulait écrire des histoires s’en inspirant.
De fil en aiguille, quand vient l’année de sa maîtrise, elle fait un premier pas en apportant le thème du jeu de rôle dans un travail lié à ses études.
« Mon professeur n’y connaissait rien mais il était fan de H.P. Lovecraft, ce qui m’a permis de pouvoir faire un master. J’ai obtenu de bonnes notes et j’ai donc continué à creuser le sujet ».
L’année suivante, elle consacre son mémoire à la « fantasy urbaine ». « J’étais dans un groupe et à une époque où on jouait surtout à des jeux fantastiques contemporains (Vampires, INS/MV) plutôt qu’à Donjons et Dragons, même si c’est rapidement arrivé par la suite. »
Les années précédant son Master Pro en édition, sa pratique du jeu de rôle devient plus intense ; Coralie s’adonne à la production régulière d’écrits inspirés des histoires vécues durant ses parties.
« Je faisais beaucoup de jeu de rôle à cette époque, c’était un endroit où je développais des compétences », comme l’écriture de rapports de missions à son « supérieur », « je les écrivais réellement comme si le personnage les écrivait, en y choisissant des typos spécifiques, en ajoutant des effets graphiques ».
Une pratique qui lui permet de développer et d’affiner des compétences, mais qui lui apportera aussi beaucoup sur le plan personnel.
« Quand il y avait une baisse de moral, je savais que j'avais ce refuge. Pouvoir être dans le jeu de rôle, trouver des solutions, se rendre compte quand certaines choses qui ne marchaient pas dans la vie pouvaient marcher dans le jeu de rôle, , il y avait un côté un peu thérapeutique qui faisait du bien au moral. Exercer son esprit pour résoudre différents problèmes et se confronter à certaines émotions dans ce cadre, cela m’aidait à reprendre confiance en moi et en mes capacités. »
C’est aussi à cette époque que mûrit l’idée de consacrer une thèse à l’objet, dans son entier, du jeu de rôle.
« Je voulais vraiment comprendre rationnellement pourquoi j’aime autant le jeu de rôle, pourquoi je trouve que c’est un média si incroyable. »
Sous l’impulsion de sa directrice, Ian Larue, la thèse consacrée au jeu de rôle, la première jamais rédigée sur le media en Lettres - Littérature Comparée(*), fait ses débuts à l’Université Paris XIII. Une tâche qui, tant pour la fan que la chercheuse, s’avèrera déterminante pour son avenir. (La thèse est consultable et téléchargeable ici)
« J’ai utilisé mes outils d’analyse de lettres : narratologie, théorie de la fiction etc. Cela me faisait tellement plaisir d’amener le jeu de rôle à l’Université, comme quelques autres avant moi. Et en Lettres, c’était difficile de parler de culture populaire, car il existe une frontière marquée entre culture légitime et culture populaire. »
Le long travail de recherche l’amène à rencontrer des collectionneurs, et à acquérir à son tour des ouvrages apparus aux premières heures (dont la presque toute première édition de Donjons et dragons) pour dégager une théorie qui deviendra le pilier central de sa thèse : l’intercréativité.
« La spécificité du jeu de rôle en termes de média, c’est d’être intercréatif : quand on joue à quelque chose où il faut choisir entre la réponse A, B, C, D, eh bien le jeu de rôle nous permet de créer la réponse E. Si on veut, le jeu de rôle est en quelque sorte un prolongement de l’interactivité ».
« Pour moi, les trois caractéristiques qui définissent le jeu de rôle sont :
Si on le compare à la littérature, le jeu de rôle se joue des frontières entre l’auteur d’un livre et son lecteur, car ce dernier peut s’y approprier l’univers et en faire ce que bon lui semble.
« On prend le monde des auteurs et on joue dedans, il y a une sorte de ré-appropriation populaire du fait de pouvoir raconter des histoires. C’est vraiment formidable, surtout à une époque où l’éducation et les industries culturelles nous ont un peu confisqué ce pouvoir de raconter des histoires.»
À sa soutenance de thèse en 2015, Coralie reçoit les félicitations du jury à l’unanimité, et le jeu de rôle obtient de fait une nouvelle reconnaissance dans le monde universitaire.
Une réalisation qui apportera un changement à la fois dans son statut social, et contribuera aussi à un peu améliorer l’image du jeu de rôle, tant sur le plan académique qu’institutionnel où là aussi, avoir fait une thèse sur le sujet octroie une légitimité et un sérieux qu’on aurait bien du mal à imaginer dans les années 90.
C’est tout naturellement qu’à son entrée dans la vie active, elle rejoindra le milieu, d’abord chez Black Book Éditions pour du travail de direction et de correction, puis elle travaillera un temps chez les Éditions Mnemos, pour finalement rejoindre les Éditions Lapin Marteau avec Jérôme Brand Larré fin 2014.
« Constater le fait que cette thèse me permettait de trouver du travail et de gagner suffisamment pour vivre, ça aussi ça change l’image du jeu de rôle auprès des gens qui ne le connaissent pas ou peu. C’est quelque chose qui est valorisé dans une société capitaliste, car si on peut en vivre, c’est que ça intéresse plus que trois geeks au fond d’un garage ».
Musicienne à ses heures - sa classe préférée dans donjons et dragons est celle du barde !-, Coralie trouve également dans le jeu de rôle un côté muse qui l’inspire pour des compositions, des paroles.
Ce qu’on y joue, ce qui s’y vit, « ça stimule la créativité, et tout ce qu’on a acquis et qu’on pourrait réinjecter dans d’autres domaines artistiques, c’est assez énorme, je pense qu’il y a encore ici quelque chose à creuser en termes de créativité ».
Ce qui nous émeut, nous touche, nous aimons le revivre, parfois seuls, à laisser l’imagination défiler dans notre esprit, parfois à l’écoute d’une musique qui ravive l’émotion ressentie, ou sur le tracé d'un crayon pour les figer dans une image, dans des mots, pour revivre voire prolonger l’histoire. Oui, le jeu de rôle nourrit la créativité.
« Dans un livre en anglais appelé Second Person, il y a une vieille interview de Georges R.R. Martin (auteur du Trône de Fer) où il disait avoir créé un univers de super héros et où il faisait jouer des gens toute la journée (Wild Cards). Et le jeu de rôle nourrissait sa fibre créatrice, au point qu’il ne ressentait plus le besoin d’écrire de livres. Mais il a dû s’y remettre, car le jeu de rôle ne payait pas son loyer. Cela renverse les hiérarchies ; avant, on dénigrait le jeu de rôle, mais dans ce cas précis, on rabaisse la littérature à un niveau alimentaire et le jeu de rôle devient « l’art pur », si on peut dire ».
Est-ce à dire que le jeu de rôle peut être rangé dans la littérature?
« Pour moi, le jeu de rôle, c’est créer de la fiction par le langage, ainsi ça se rattache à la sphère de la littérature au même titre que le cinéma se rattache à la vidéo tout comme le jeu vidéo, les deux n’ont juste pas le même rapport à la vidéo. Dans le cadre du jeu de rôle, c’est intercréatif donc, mais ça reste sous le même parapluie à mon sens ».
Des frontières que certains auteurs, peut être, espéraient voir s’effacer.
« Tolkien était le geek de l’époque dont tout le monde se moquait à l’Université. Et dans une lettre de 1951, il écrit en parlant de la Terre du Milieu : ‘Les cycles seraient liés à un tout majestueux et dans le même temps laisseraient le champ libre à d’autres esprits et à d’autres mains pratiquant le dessin, la musique et le théâtre. Absurde’. »
Ménestrelle inspirante de l’intercréativité pour tous, Coralie, par son travail, nous aide à trouver des mots justes à mettre sur notre passion, et nous invite à poser un nouveau regard sur les possibilités immenses du jeu de rôle.
Elle nous invite à raconter des histoires, à les écrire, à les chanter, à les dessiner, à laisser l’imagination nourrir notre fibre créatrice, car le jeu de rôle, sans frontières ni barrières, le permet à tous.
Coralie, merci enfin pour cette révélation qui ouvre au jeu de rôle des horizons nombreux et nouveaux !
(*) D'autres thèses abordant le jeu de rôle sous un angle différent existent:
- Antoine Dauphragne - Du savoir historique au savoir ludique: médiatisation de l'histoire dans les jeux de rôle (Sciences de l'Education)
- Laurent Trémel - Les faiseurs de mondes : essai socio-anthropologique sur la pratique des jeux de simulation (Sociologie)