13 Octobre 2021
"La mort et la vie ne sont-elles pas une seule et même chose? Chacune naît de l'autre dans un cycle immuable. Mais si ce qui est mort se refuse à nourrir la graine, alors il en sera fini de l'univers. Etrangement, ceux qui vivent et se refusent à mourir sont vénérés, tels Nanda, l'Empereur immortel, et les kami. Pourtant n'est ce pas aussi grand blasphème? Ce sont ceux qui ont créé le monde qui le détruiront. Les dieux ne sont pas aussi vertueux que les mortels, car ils ne redoutent pas la mort et ont cessé d'honorer la vie. Ce n'est pas Izanami qui a brisé le cycle, mais ces kami arrogants." - Maitresse Ryuko, miko déchue, prophétesse du Yomi.
L'Empire des Cerisiers nous a déjà ravi avec la beauté de son univers (voir article sur le sujet ici) . Une série de premiers ouvrages avec un livre de base à la blancheur immaculée, de ci de là parsemée de pétales rose de cerisiers. Un monde inspiré d'un Japon médiéval dans le respect d'une culture où la tradition est forte, encensé de croyances animistes, où humains et esprits de la nature tentent de vivre en harmonie.
Le monde tel que nous le connaissons à ce jour est celui qu'a défini l'Empereur Immortel Nanda, dirigeant suprême de l'ensemble du territoire, et grand vainqueur des forces maléfiques du Yomi conduits par la déesse de la Mort Izanami.
Le Yomi no Kuni c'est le monde des morts, le monde interdit, générant le "kegare", une pourriture, une pestilence qui souille ceux qui ont sombré dans sa magie interdite, ou qui se sont égarés dans ce royaume du "dessous", ou encore même ceux qui ont fait le choix d'y demeurer en consommant sa nourriture impure.
L'ouvrage "Yami Monogatari" nous ouvre une porte sur ce monde qui, pour le superstitieux, ne correspond guère plus qu'à un enfer étouffant toute étincelle de lumière. C'est la terre des Onis, les démons, des morts, du maléfice, de la malveillance, en bref l'opposé du monde établi de la surface.
Voilà ce que l'on en sait, et ce n'est pas un hasard si les territoires du Nord au delà des mers qui, dit-on, sont connectés au Yomi-no-Kuni aient été interdits d'accès aux habitants de l'Empire (Kinshikoku). La corruption ne doit pas s'étendre sur le territoire...
On pourrait, de prime abord, se cantonner à une vision manichéenne et ravalé au rang des Abysses le Yomi-no-Kuni, ce qui, en soi, n'est pas impossible, mais ce serait aussi manquer une partie importante de l'histoire et des origines de la scission qui a façonné le monde tel qu'il est aujourd'hui.
Car en vérité, c'est une histoire d'amour tragique qui a donné naissance à cet état de fait.
Demeurant dans le Yomi no Kuni suite à la mort de son corps céleste, et devenant, avec son époux Izanagi, un rouage du cycle de la vie et de la mort, Izanami porte néanmoins en son coeur un grand chagrin. Encore éperdu et attristé de leur séparation, son époux tente de la retrouver pour revoir une dernière fois son visage en s'aventurant dans le Yomi, mais il y découvre une abomination rongée par la vermine qui a tourné le dos à tout ce que l'être divin conçut comme étant l'ordre des choses, et la rejette.
Au chagrin de son calvaire, la colère prend le dessus chez Izanami, tant le dégoût aveugle d'Izanagi est perçu comme une trahison, conduisant aux évènements que l'histoire a rapporté, de la fuite d'Izanagi vers la surface à la guerre finale entre l'immortel Nanda, leur petit-fils, et les forces du Yomi ayant envahi les terres, qui seront finalement repoussées et la frontière entre les deux mondes scellée à jamais.
Mais l'histoire est écrite par les vainqueurs, et il sera toujours dit qu'Izanami, déesse de la Mort, représentera surtout celle du Yomi no Kuni, ce qui est impur et l'Ennemi suprême à ne jamais laisser fouler l'Empire.
Une histoire, passionnante, qui nous ouvre des horizons touchant aux fondements même de l'Empire, et nous donne des éléments de réflexion plus poussés sur la véritable nature du royaume des morts et de sa déesse.
Celle ci n'est pas tant une déesse maléfique que l'on pourrait supposer, elle est aussi une déesse nourricière; car la mort, partie intégrante des cycles de l'existence, c'est aussi le renouveau, le processus de putréfaction de la chair qui retourne à la terre pour s'en nourrir et recréer la vie, deux mondes indissociables d'un cycle primordial, et paradoxalement inconsolables.
Les ouvrages de l'Empire des cerisiers jouent sur des tons clair, rose sur linceul blanc, tandis que le Yami Monogatari est d'une noirceur d'encre et de brouillard épais, car il est le dit des ténèbres mais sa tranche reste blanche..un signe qu'il reste de l'espoir ou que l'un ne va pas sans l'autre ?
Symboliquement, les ténèbres sont l'obstacle à la lumière, à l'ordre établi, l'ordre face au chaos, et sur ce plan, tout défi à cet ordre est souvent vu par ses tenants comme de l'obscurantisme.
Mais le Yomi no Kuni, s'il existait déjà bien avant l'arrivée d'Inazami, n'en est pas pour autant dépourvu de véritable corruption. Les onis, étaient ils déjà là, et étaient ils déjà corrompus? Sont ils la source du kegare ? Ou le kegare était il déjà là et s'est exacerbé sous l'influence de la colère et du chagrin d'Izanami ? Et qu'en est il de celles et ceux qui constituent la cour de la déesse ? Ainsi, les sorcières shikome ("femmes laides") sont elles de nature maléfique ou participent elles des mêmes desseins de la déesse ? Sur ce point particulier, je ne peux m'empêcher de repenser à La Sorcière de Jules Michelet, où celle ci y est représentée comme un symbole de lutte contre la dominance patriarcale et cléricale, un symbole de la femme qui se libéra de son joug, mais considérée par le pouvoir dominant comme ayant fait un pacte avec le diable.
Une facette cachée de l'Empire désormais ouverte à l'exploration et où l'on découvrira que tout n'est pas toujours blanc ni tout rose, ni tout noir; beaucoup de grisaille en revanche, certainement.
Un ouvrage qui nous offre l'opportunité également d'user de la nature de ce pays maudit pour insinuer l'horreur, exacerbée par la colère, le chagrin, le grief qui se répand à la faveur de la nuit, et nous renvoyant aux très connus opus de l'horreur du cinéma japonais singulièrement effrayants. (The Juon, the Ring)
Les illustrations qui emplissent les pages de l'ouvrage sont de toute beauté, dans des tons plus graves et plus sombres. Les cartes de lieux d'intérêt aussi ne sont pas oubliées et on découvrira pléthore d'endroits liés de près (plus souvent de près) ou de loin au royaume des morts, de même que des acteurs, démons, et clans en lien avec la déesse vivant sous ou sur terre et dont certains ont en commun avec la déesse un élément primordial, clef de ce schisme qui fracture le monde, et que je vous laisserais découvrir.
Jouer un personnage provenant du Yomi no Kuni est maintenant possible avec des éléments fournis qui permettront d'interpréter adéquatement quiconque ayant un lien avec le royaume des morts, des exemples de créatures pourront également servir de référence dans le choix des capacités et des champs en rapport avec la voie du Yomi.
Deux scénarios de Philippe Auribeau également que je recommande chaudement car, à leur lecture, on retrouve même dans l'horreur et la glaise du kegare, cette poésie si particulière à ce monde mais aussi un espoir qui, les joueurs se retrouveront peut être à le désirer, transcendera les obstacles de l'honneur et du devoir pour laisser leur coeur les guider.
Le Yami monogatari est une invitation à aller au delà du grattage de surface et de mieux comprendre les dessous cachés des fondements de l'Empire, se rapprocher de ce qui fait son âme.
Ce qu'est l'Empire en apparence n'est que ce que son bâtisseur et gardien veut bien nous en laisser voir. Si les joueurs peuvent braver la peur du Yomi no Kuni, leur perception du monde en sera bouleversée au point de se demander s'ils devront agir et remettre en cause le statut quo pour peser dans la balance, ou au contraire en devenir de plus farouches défenseurs. Briseront-ils la pierre qui scelle les deux mondes ou en seront ils les gardiens ? Voilà qui offre des possibilités illimitées de campagnes épiques et de moments intenses avec les joueurs.
En conclusion, le Yami monogatari a été pour moi un autre ravissement, celui de découvrir une histoire touchante où il est question d'amour contrarié, de lutte contre les traditions dont les attachements conduisent à l'exacerbation des extrêmes, et qui me semble prendre le contrepied de cette apparente harmonie fondée précisément sur le respect de l'ordre et de la tradition.
En effet, quelle harmonie pourrait se maintenir si les tenants du cycle de la vie et de la mort s'opposent en ennemis mortels ?
Enfin, si la dissidence face à cet ordre ne trouve écho que dans le monde des ténèbres, n'est ce pas là une invitation à reconsidérer ce qu'est véritablement la lumière et les ténèbres, ce qui tient lieu de ce qui est bon et mauvais dans l'Empire des Cerisiers ?
Olivier Sanfilippo est un auteur prolifique et nous promet déjà de nombreux suppléments à venir qui, j'en suis déjà convaincu, vaudront leur pesant de testicules en or massif de Tanuki pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de ce monde décidément très riche.
Le Yami Monogatari est un supplément qui nécessitera que vous possédiez le livre de base, le tout est disponible chez Arkhane Asylum Publishing.