Blog sur le JDR, la littérature fantastique, des portraits de rôlistes, par un rôliste français vivant au Japon
8 Février 2025
Le fléau de la panne créative peut frapper un MJ un soir, où il lui faut préparer une séance en manque total d’inspiration, situation qui m’est arrivée, comme tout le monde, plusieurs fois. Mais quand j’entends parler d’un jeu de rôle qui ne demande aucune préparation, et qui permet de se mettre à jouer rapidement, ma nature de curieux mêlée à un tsundoku compulsif m’oblige à en faire l’acquisition.
Horrifique est un jeu de rôle de Frédéric GHESQUIERE, Michel DI NUNZIO et de Philippe MARICHAL, centré sur l’horreur Lovecraftienne et offrant un matériel complet pour se lancer très vite autour d’une table sans aucune préparation préalable.
En premier lieu, il est important de souligner la qualité du matériel : des cartes d’action, de PNJ, de personnage, de construction de scénario, un écran, ainsi qu’une « horloge de l’horreur » destinée à faire monter progressivement le niveau d’exposition à l’horreur jusqu’à en devenir insoutenable. Le thème coloré d’un mélange de papyrus ou de peau humaine imbibé de sang séché donne très justement le ton à ce que l’on a entre les mains, ne manque plus qu’une ambiance sonore (je pense notamment à Graham Plowman) et nous sommes prêts à nous lancer. Des paragraphes en gras et italiques vous donneront également une idée de la séance que j’ai conduite.
Horrifique utilise le système PBTA, dit Apocalypse, qui met l’emphase sur la narration partagée, et un système de réussite aux dés simple comme suit : on lance 2 dés à 6 faces avec les résultats suivants :
Sur un total de moins de 6 : la fiction évolue de façon catastrophique pour le joueur.
Sur un total de 7 à 9 : la fiction évolue dans le sens voulu par le joueur, mais avec des complications.
Sur un total de 10 ou plus : la fiction évolue favorablement pour le joueur.
Création du mystère :
Le MJ met en place les fondations du mystère avec les joueurs, grâce à une série de plateaux permettant une mise en place rapide via la combinaison de choix multiples donnant, à chaque fois, pour, par exemple, un lieu choisi, des possibilités de rejouabilité multiples.
Pour la création des personnages, là aussi on dispose d’éléments complets permettant des combinaisons multiples avec des types prédéfinis.
Dans l’ordre, on établira d’abord la nature du mystère qui se voudra vague, et en phase avec le concept que c’est la peur de l’inconnu qui nourrit l’horreur. Les éléments constitutifs du mystère sont ensuite choisis par décision collégiale ou, à défaut, laissé à la faveur du hasard par un tirage de cartes ou de dés. Chaque élément est ensuite placé dans un décor terrestre avec lieu, date et nom, ainsi que, pour chaque personnage, la définition du contexte dans lequel ils se retrouvent mêlés à l’histoire qui va être jouée.
Là aussi, des pistes sont fournies par le matériel qui accompagnera le groupe à chaque étape de la construction, pour une mise en place très fluide. Cette étape est la clef qui fera la richesse du récit, et j’en arrive à mentionner le premier obstacle de la séance pilote que j’ai dirigée avec deux joueuses peu expérimentées dans le jeu de rôle.
Le système PBTA n’est pas pour tout le monde, et encore moins pour les joueurs et joueuses qui ont peu d’expérience ou qui préfèrent une séance classique avec un scénario prédéfini et linéaire. Dans le cas de la séance que j’ai conduite, beaucoup d’obstacles ont freiné la fluidité du récit, j’y reviendrais plus tard dans cet article. Mais, si déjà au stade de la création, vous deviez sentir une certaine hésitation ou peu d’engagements de la part de vos joueurs et joueuses, ceci devrait constituer un red flag pour vous qui rendra votre séance plus difficile.
En dépit de l’accompagnement très détaillé de ce processus de création, si le processus de création ne prend pas chez vos joueurs, il faudra alors que le MJ s’investisse davantage dans le détail tout en permettant un minimum de main mise sur la direction à choisir pour les joueurs.
Durant la séance que j’ai menée, les joueuses ont choisi deux femmes amoureuses du même homme-l’époux de l’une — et vivant dans la même maison chic de Londres. Le mystère se construit autour de cet homme qui agit de façon très étrange depuis quelque temps, se levant chaque nuit vers 3 heures du matin et disparaissant durant une heure avant de revenir en sueur et essoufflé, refluant une odeur d’égout.
Le jeu et ses mécaniques :
Horrifique est un jeu d’horreur qui va confronter les joueurs à quelque chose d’incompréhensible, d’inconcevable, qui va le faire sombrer dans une détresse psychologique risquant d’y perdre complètement la raison, voire la vie. Le concept d’horreur est géré par deux mécanismes :
Les joueurs ont accès à des actions de base qui ne peuvent être jouées qu’une seule fois par quart défini par l’horloge de l’horreur, et utilisable lorsqu’un joueur fait ou dit quelque chose qui entre dans le champ d’application de cette action et justifiant une résolution par les dés.
Le mystère, ayant été bâti par les joueurs et le MJ ensemble, peut parfois patauger d’un côté comme de l’autre et le jeu offre la possibilité de relancer le récit via l’introduction de cartes "Etrangetés" sur l’initiative des joueurs ou du MJ. Ainsi, en cas de panne, on dispose d’un outillage très fourni pour relancer l’histoire.
Dans le cadre de la séance que j’ai menée, le récit pataugeait et l’ennui commençait à poindre son nez lorsque je décidais de tirer une carte Étrangetés pour recentrer l’attention "Vous entendez des bruits sinistres provenir du grenier, ce ne sont pas les mêmes bruits qu’hier soir, on dirait, cette fois, de véritables plaintes... la voix ressemble à la femme de ménage que vous n’avez d’ailleurs pas vue de la journée"
Faire monter l’horreur
Généralement, l’horloge de l’horreur passera au quart suivant lorsqu’une étape a été franchie, lorsqu’une découverte après une recherche aura eu lieu, ou quand les joueurs assistent à un évènement clef qui change la donne. Plus l’horreur augmente, et plus le MJ disposera d’outils pour corser la situation via des actions spécifiques qui ne sont pas disponibles aux premiers quarts de l’horloge. L’issue du mystère se détermine généralement au cours de la séance et c’est là que j’aborderais le ressenti très
personnel de mon expérience.
Partant d’un mystère où l’amant commun des joueuses se comporte de façon un peu étrange sans pour autant être alarmant, des phénomènes déplacés commencent à faire leur apparition : des oiseaux se lancent violemment contre la lucarne du grenier pour retomber mort sur le sol, des bruits suspects se font entendre dans le grenier, une odeur de putréfaction est détectée par une joueuse, mais pas l’autre, l’homme se retrouve en bas dans le salon, nu comme un ver, à lire un livre dans une langue incompréhensible, tandis que la nuit d’après, on entend des bruits de pas provenant du grenier descendant dans le salon. Les éléments présentés ici semblent complètement illogiques et on ne comprend certainement pas ce qui se passe dans cette maison, encore moins les joueuses pendant la séance- et c’est précisément l’objectif ici. L’idée ici n’est pas de construire une trame qui va de A à B, mais de commencer avec quelque chose d’incongru, d’inexplicable qui évolue en une véritable horreur incompréhensible. Dans le cas de la séance que j’ai jouée, laborieuse au début tant le système était difficile à appréhender pour mes joueuses, le dernier quart a sensiblement changé de ton et l’engagement des joueuses a été beaucoup plus intense. La soudaineté du changement de récit peut provoquer cet effet, mais il n’a été rendu possible que grâce à une montée forte de l’imagination qui a culminé dans ces derniers moments. À mesure que l’on fait jouer des expériences étranges, souvent non liées, illogiques, il y a ce petit déclic qui, je pense, vient de cette expérience de maîtriser un jeu de rôle et qui nous aide à forger ce climax d’horreur qui se matérialise et décontenance les joueurs au point de véritablement provoquer la panique.
Dans le dernier quart de l’horloge de l’horreur, les joueuses réalisent que leur amant existe sous deux formes : l’une écorchée, rampant du grenier et appelant à l’aide, suppliant d’être "libéré", et un autre, humain en chair et en os, se comportant avec un certain détachement qui le rend complètement étranger aux joueuses et qui désormais les poursuit pour les faire disparaître. L’une sera emmenée dans les profondeurs de la terre par l’amant écorché, tandis que l’autre finit dévorée par l’étranger, voyant sa tête se distordre pour se transformer en bouche géante donnant sur un trou noir et l’aspirer dans d’indicibles souffrances.
Au détriment de scénarios bien construits avec une trame bien établie et une fin prédéfinie, on a avec Horrifique un moyen d’expérimenter une cocréativité sur un pied d’égalité entre le MJ et les joueurs. Il ne s’agit pas d’avoir un scénario "logique", "réaliste" (franchement, du réalisme en jeu de rôle ?), il s’agit de s’en remettre intégralement à l’imagination et de voir ce que l’on peut en faire, sous l’aiguillage de quelques outils optionnels et conçus pour éviter un dérapage complet.
De mon expérience avec une équipe qui n’était pourtant pas à l’aise avec le concept, j’en déduis un concept très novateur qui m’a réconcilié avec le PBTA — que j’avais découvert via The Sprawl et qui m’avait profondément répugné — et qui me rendra un grand service lors d’une visite parmi des rôlistes pour une soirée à la bonne franquette tout en improvisation.
En revanche, je précise que faire jouer en ligne Horrifique est la mère de toutes les batailles, tant il y a de matériel à mettre en ligne, et tant la plateforme (j’ai utilisé roll20) n’est pas adaptée pour un usage intuitif. Horrifique est un jeu qui devra impérativement se jouer en présentiel pour une meilleure expérience. Enfin, je ne saurais personnellement recommander ce jeu aux rôlistes débutants, passifs ou avares en imagination.
Pour conclure, un OVNI surprenant, rafraîchissant, qui m’a appris de belles choses sur ma capacité à improviser et déchaîner mon imagination. On peut véritablement partir de n’importe quoi et réussir à en faire un tout qui procure une belle expérience. Et même si le système demande un petit tour de chauffe pour s’y accoutumer, on prend vite le pli dès lors que tout le monde est pleinement embarqué dans le récit!