13 Mai 2023
Journal du Doc - Jour 2
La nuit passée l’a été entre la vie et la mort. Pas de lumière, pas de tunnel et de bien être psychédélique, la mort n’a pas voulu de moi en fin de compte cette nuit. Mais ma fièvre a sans doute bien monté, tout mon sommeil a été peuplé de cauchemars et au réveil, j’ai été accueilli par un mal de crâne lancinant, alors que je me suis cru dans un lit, le lieutenant Miller m’avait bien couvert pour la nuit. Chic type, pas très loquace mais attentionné et soucieux de ses gars.
J’ai cependant bien noté l’expression de son visage, celle qui dit « est ce qu’on va vraiment se trimballer ce blessé mortel tout le long? ». Compréhensible, Il ne pouvait pas savoir que la blessure n’était pas mortelle, à quelques millimètres près. Bref j’ai eu du bol… Tony s’est plaint au réveil aussi, avec l’oreille arrachée c’est mille fois plus de terminaisons nerveuses qui sont parties en corned-beef, alors forcément ça a brûlé au réveil.
Mirko et Miller ont monté la garde pour nous. Le premier a visiblement passé la nuit à essayer de réparer son automitrailleuse qui s’est enrayée en plein combat avec les soviets, le tout couvert d’une logorrhée interminable d’injures destinée à la terre entière. Les américains n’y comprenaient rien mais moi si, ça ne m’a pas empêché de dormir. Dans le fond savoir que Mirko était dans le coin m’a peut être rassuré.
Aux aurores, une pluie fine nous est tombée dessus, on a vite fini trempé nous dépêchant de manger notre luxueux petit déjeuner fait de rations militaires à la date de péremption d’un autre âge. Miller s’est énervé sur sa radio pour tenter de capter quelque chose. Il a finalement réussi à nous brancher sur une radio locale jouant de la musique rock polonaise et passant des informations sur les mouvements de troupes. Apparemment les soviets avaient déjà dépassé la ville de Wielun en filant plein sud. Le lieutenant a décrété qu’on irait y trouver refuge dans les ruines malgré les cadavres aperçus la veille…Mais avions nous le choix ?
J’ai donné les instructions à Miller pour nettoyer ma plaie et changer mon pansement, imbibé copieusement de sang et sans doute de pus. Puis Mirko et Tony ont fabriqué un brancard de fortune pour me transporter. Mes jambes refusaient de me porter, ils auraient pu m’abandonner mais ils ne l’ ont pas fait. A y repenser maintenant, ça relevait du miracle. Combien de cadavres de blessés laissés à leur sort ou, mieux, achevés sur place, j’ai pu voir dans cette guerre…
Avant le départ, Mirko s’est mis à tirer un coup de feu en l’air en hurlant comme un dératé. Un ours apparemment affamé se dirigeait droit sur notre camp de fortune. La bête avait dû renifler notre sang et ça ne devait pas être son premier steak de chair humaine. J’avoue que j’ai commencé à paniquer à ce moment: allaient ils détaler et me laisser pour être dévorés vivant ? Mais un coup de feu retentissant a mis fin à cette idée sinistre. Tony avait épaulé son fusil de sniper et abattu la bête en lui explosant la cuisse. L’ours s’est vautré dans la boue en rugissant, un deuxième coup en pleine tête l’a réduit au silence pour de bon, et nous avons eu de quoi remplir notre estomac pour deux jours. Tony avait l’air si fier de lui qu’il a extrait une canine de la bête pour se la mettre autour du cou.
Le trajet vers Wielun a été une promenade de santé pour moi, pas très sympa pour les camarades d’écrire ça, mais j’ai compris que Miller ne voulait pas perdre le seul médecin qu’il connaissait (et c’est dire s’il ne devait pas connaître grand monde en Pologne de toutes façons, la bonne blague), alors ils ont fait ce qu’il fallait pour me sauver.
La ville était une ruine, sans feu ni fumée, ni trace récente de combat; elle avait expirée son dernier souffle depuis longtemps, avec ses habitants, tués, enfuis ou déplacés. Les cadavres jonchaient les rues, beaucoup dans un sale état, à moitié dévorés, d’autres calcinés, le nez dans le bitume défoncé, liquéfié en boue infecte qui les recouvraient intégralement. Quelques chiens rachitiques détalaient à notre approche, tandis que d’autres continuaient frénétiquement leur festin charognard. Les bâtiments de Wielun avaient pour la plupart été soufflés par des tirs d’obus, certaines maisons tenaient encore mais avec l’arrière éventré ou la moitié effondrée. Si on reconstruit un jour il faudra tout raser, repartir d’un terrain vierge pour oublier toute cette horreur.
Tony nous a trouvé un bâtiment à peu près présentable avec un toit au dessus et une certaine protection contre les intempéries, de quoi se retrancher au besoin. J’ai eu froid, même sur un brancard et couvert d’un duvet, il n’a pas arrêté de pleuvoir ce qui a transformé ma couverture en véritable éponge faisant un drôle de bruit de succion chaque fois que je l’attrapais.
Le bâtiment devait être une sorte de condominium avec un agencement en U donnant sur une cour.
Ils m’ont posé au rez-de-chaussée d’un salon doté d'un canapé encore correct, puis Tony et Mirko ont commencé à explorer. Tony est revenu blême un peu plus tard, il a trouvé dans un grenier un groupe de civils massacrés et empilés là, il a parlé d’odeur épouvantable, d’insectes partout et de cadavres d’hommes de femmes, et d’enfants. Les soviets les avaient passés à la Kalachnikov pas loin et les avaient tous remontés. Il était si pâle que j’ai cru qu’il allait me vomir dessus quand il racontait au lieutenant ce qu’il avait vu.
Miller a eu plus de chance en explorant un cabanon un peu en retrait. Un vieux cadenas rouillé a cédé au tir de pistolet et il en est revenu avec une trousse de soins, une bouteille d’aspirine et des pots pour bébé.
Au moment de revenir les mains pleines, on a entendu une explosion à l’étage et un hurlement furieux. Mirko avait ouvert une porte piégée et s’en était miraculeusement sorti grâce au gilet pare-balles qui était criblés de dizaines de larges échardes. Son visage en avait pris un coup par contre et il a fallu que je me mette à contribution pour le soigner avant que sa face ne se transforme en kyste gonflé de litres de pus. Il a continué à jurer comme un hérétique au point que j’ai dû lui mettre deux baffes en pleine figure pour lui fermer sa putain de gueule.
La journée, outre ces évènements fâcheux, s’est déroulée sans drames supplémentaires. Miller a donné l’ordre qu’on barricade la pièce, pendant que Tony s’est trouvé des positions avantageuses pour riposter bien en amont en cas d’assaut ennemi.
J’en ai profité pour souffler et dormir un peu. Miller a fait un feu dans le salon ce qui nous a vite et bien réchauffé.
C’est au crépuscule que les choses se sont gâtées. Miller m’a dit de me mettre à terre avec Mirko. Tony venait de repérer un groupe de soviets avec un char approchant de notre zone. Des voix se sont rapprochées. Miller a éteint le feu à la va vite, s’assurant de ne laisser aucune braise. Tony, surexcité, n’arrêtait pas de me demander de traduire ce que disaient les soldats. L’un d’entre eux demandait s’il fallait fouiller la maison où nous étions, auquel l’autre a dit qu’elle avait été piégée donc inutile. La troupe s’est éloignée et le silence s’est fait à nouveau.
Miller n’a pas voulu prendre de risque et nous avons été assigné à des tours de garde. Le lieutenant n’avait quasiment pas dormi la nuit dernière, il avait besoin de souffler. C’est Tony qui a pris le premier tour.
La nuit était noire, recouverte de nuages pluvieux et sans lune ce qui réduisait sensiblement la visibilité. Nous avons été réveillé par Tony qui disait avoir entendu des bruits de pas et tout s’est très vite précipité. Mirko a attendu au seuil de la porte, poignard en main. Deux hommes, l’un s’approchant de notre cache et l’autre montant la garde au beau milieu de la cour. Le soldat s’est approché, Mirko rongeait son frein, il montrait déjà les dents et malgré les gestes multiples de Tony lui intimant de ne rien faire, le poignard est parti dans la cuisse du soldat dès lors qu’il a franchi le seuil de l’entrée.
Un hurlement terrible, de douleur, de peur, de pleur, qu’en sais je, Mirko n’a pas fait dans la dentelle et a terminé le travail en lui tranchant la gorge. Tony s’est redressé fusil en main pour abattre au plus vite l’autre soldat, le tir a arraché le bras de la cible qui s’est effondré dans un hurlement.
Le bruit a rameuté d'autres qui sont arrivés par groupes de 4-5. Mirko les a arrosé copieusement en hurlant des insanités encore pire que les précédentes, les mettant tous au tapis dans un état variable, certains gémissant encore. Tony et Miller ont fait craché leur armes dans toutes les directions tandis que d’autres soldats se rassemblaient pour en finir avec nous.
Tony m’a demandé de l’accompagner dans l’arrière de la maison pour éviter un contournement, ils étaient là les salauds, on les a arrosés comme on pouvait, j’ai tiré à la Kalachnikov jusqu’à en vider le chargeur. Je crois bien que je criais. Tony s’est pris une balle dans l’épaule par un jeune soviet, que j’ai abattu d’une rafale en plein visage. Ca a bien failli chauffé pour nos fesses. Le renfort inespéré de Mirko a fait fuir les derniers soldats, ça devait être des jeunes qui n’avaient jamais tiré que sur des civils ou des gens désarmés.
Et puis il y a eu ce bruit de moteur terrible, le char revenait vers nous. Je crois bien que mon coeur frappait si fort qu’il voulait sortir de la cage thoracique, j’ai eu si peur que j’en ai vomi. Une explosion géante a retenti dans la cour, le char avait fait feu sans chercher à faire dans le chirurgical: tout ravager, tout détruire, la routine des soviets.
Le char s’est avancé dans la cour en faisant s’effondrer une partie du bâtiment. Pivotant son canon vers notre planque où Miller se trouvait encore…Un soldat est sorti de la tourelle pour activer la mitrailleuse. C’est alors que j'ai vu quelqu'un courir vers le char, un soviet ? Non, c'était Mirko, il a fallu que je me frotte les yeux pour le croire, ce fou furieux était il en train de charger un char tout seul armé d'un couteau ? Tony marmonnait dans sa barbe "il va pas le faire, il va pas le faire..." Et pourtant si, cet abruti suicidaire était parti comme un chevalier sans destrier, bille en tête à foncer sur l'ennemi! Bondissant sur la tourelle, ce miraculé aux cents jokers a planté son poignard dans la tête du malheureux soldat qui n’avait rien vu venir!
Tony était bouche bée, mais ce retournement de situation inattendu nous a redonné une bonne dose d'énergie, et nous avons tiré sur les fantassins venus en renfort, les coups devenaient plus précis et les victimes ennemies plus nombreuses. Mirko ne s'est pas arrêté là dans sa frénésie, il a saisi la mitrailleuse du char pour la retourner contre l’ennemi, les tirs ont retenti comme autant de coups de tonnerre, semant la panique parmi les soviets qui ont commencé à détaler.
Le char s’est alors mis en mouvement, il a tiré au canon sur la maison, pulvérisant l’intérieur, mais Miller avait déjà pris la peine de sortir. Mirko a plongé à l’intérieur, couteau entre les dents. Deux soldats, l’un aux commandes, l’autre au tir ont sursauté à l’arrivée de la brute en sang. Les yeux hallucinés, Mirko s’est jeté sur l’artilleur pour l’empêcher de tirer. C'en était trop pour Tony qui, craignant que Mirko y passe vraiment cette fois, s'est lancé sur puis dans le char pour s’opposer à un membre des forces spéciales aguerri l’accueillant avec un poignard. Mirko était encore aux prises avec l’artilleur qui a sorti un revolver, mais l’a raté, auquel Mirko a répliqué en lui enfonçant sa lame dans le ventre, lui déversant ses tripes et le laissant agoniser. Tony, dans une posture fâcheuse avec le spetsnaz ayant réussi à lui blesser le bras, a été secouru par un Mirko enragé, permettant aux deux camarades de frapper conjointement, un coup à la gorge, l’autre au ventre, et mettant au tapis dans une mare de sang le septsnaz.
Du peloton soviet, je n’aurais su dire combien avaient survécus, mais la cour était jonchée désormais de nouveaux cadavres. Nous avions cependant gagné quelque chose de précieux, un char T62, une véritable forteresse mouvante et la quantité de munitions et de provisions qui s’y trouvèrent nous apportèrent, pour la première fois depuis notre périple ensemble, une sensation de soulagement.