11 Janvier 2022
*ce portrait a été écrit en janvier 2022, Anne Vétillard nous a quitté en avril 2024. Puissiez vous découvrir un peu d'elle et ce qu'elle fut au travers de ces quelques lignes.
À la fin des années soixante-dix en France, le jeu de rôle n’en était encore qu’à ses balbutiements ; un loisir encore peu répandu au format porte/monstre/trésor, occupant quelques créneaux horaires dans des locaux associatifs, prémices à des vocations qui auront semé les graines d’un véritable engouement dans les années quatre-vingt.
En 1977, j’avais un an, et quelque part en France, Anne Vétillard recevait son premier jeu de rôle des mains d’un ami : le premier livre de Donjons & Dragons, dans sa version originale en anglais.
« J’étais en 4e, à l’époque je jouais déjà beaucoup aux jeux de société. Un copain m’a offert la boîte de base de Donjons & Dragons (édition Holmes, pour les connaisseurs). Comme je commençais tout juste à apprendre l’anglais, j’ai pris mon dictionnaire, mon carnet de notes et j’ai commencé à traduire. »
Dans son « petit bled », elle commence à se mettre à la recherche d’autres joueurs et découvre, via une affiche de la Maison des Jeunes & de la Culture locale, qu’un étudiant avait réservé un créneau pour faire du jeu de rôle.
« J’ai rencontré l’étudiant en question et je me suis rendu compte que c’était moi qui en savais le plus. C’est donc moi qui ai été tout le temps le "maître du donjon" ».
Le pied est mis à l’étrier, Anne passera des années derrière l’écran à animer du pillage de donjon avec une équipe d’une dizaine de joueurs. Le jeu, d’abord peu connu, sera popularisé par un article du magazine Jeux & Stratégie, avec une figurine de dragon en couverture.
Anne jouait régulièrement aux jeux de société, mais souvent seule. Sa sœur de 5 ans sa cadette ne s’intéressant pas aux mêmes loisirs, ses parents n’étant pas joueurs, elle s’amusera longtemps en solitaire avec des jeux de plateau, interprétant tout à tour des adversaires fictifs, simulant par exemple des négociations au Monopoly avec des alter ego imaginaires.
« Quand j’étais jeune, j’étais un peu solitaire. Je faisais du modélisme qui est une activité solo. J’étais en tête de classe, ce qui faisait que j’étais cordialement haïe par 90 % des élèves, comme beaucoup "de grosses têtes". Parmi les autres grosses têtes, deux ou trois étaient des amies, et les autres des rivaux. Pas d’amis, pas de copains et le jeu de rôle m’a apporté tout ça : de la convivialité et des contacts humains ».
Un véritable « univers d’amitié » qui s’ouvre à elle, lui permettant de s’adonner à ses passions : l’histoire, l’archéologie et l’écriture. L’obtention de son permis de conduire élargit l’horizon de ses contacts, en lui permettant de fréquenter les clubs de jeux de rôle parisiens, « une véritable libération ! ».
Ses bons résultats scolaires l’orientent vers la filière des sciences « dures », elle passera son BTS à l’école de physique-chimie de Paris, puis poursuivra ses études à l’université.
Son choix pour l’Université de Jussieu à Paris 6 n’est pas fortuit : « elle était située dans le fameux "triangle maudit" où se trouvaient les boutiques de jeux de rôle L’Œuf Cube, Jeux Descartes et Starplayer. ».
La longue distance entre la maison familiale et Paris la conduit à y emménager dans une chambre d’étudiante. L’association rôliste de Jussieu, Les Seigneurs de l’Astrolabe, est créée et débute alors un véritable âge d’or ludique. « Je devais jouer 20 à 25 heures par semaine durant mes années d’université ».
C’est pas à pas qu’une vocation professionnelle dans le jeu de rôle fera son chemin. Étudiante en Sciences naturelles afin de devenir enseignante, elle poursuit jusqu’à la maîtrise pour se rendre compte, lors d’un job de surveillante en internat, qu’elle n’est pas faite pour l’enseignement.
« Enseigner oui – j’ai longtemps donné des cours particuliers de maths à des élèves en difficulté pour gagner un peu d’argent, j’ai toujours aimé prendre du temps avec les autres pour expliquer, enseigner – mais se retrouver devant une classe de trente fauves, c’était impossible à gérer pour moi… Je n’étais clairement pas faite pour ça. »
En parallèle, Anne avait déjà commencé à faire des traductions en amateur pour des éditeurs de jeu de rôle. À la fin de son cycle d’études dans les sciences naturelles, elle se réoriente vers l’anglais en vue d’obtenir une licence.
Et puis, « en cours d’études je me suis rendu compte que je refusais des contrats de traduction pour pouvoir consacrer mon temps à étudier pour devenir traductrice… J’ai laissé tomber et j’ai commencé la traduction de jeux de rôle à plein temps ».
Les années quatre-vingt seront pour le jeu de rôle une grande période. « J’ai été au cœur de tout ça, ce sont de grands souvenirs ».
En 1985, son premier ouvrage de jeu de rôle est édité : La Dame Noire, chez Les Nouvelles Éditions Fantastiques, un scénario multijeux heroic fantasy, illustré notamment par Tignous (Bernard Verlhac), et faisant d’Anne la première autrice à être éditée dans l’industrie du jeu de rôle en France, si ce n’est dans le monde.
La fréquentation des associations du milieu universitaire ou urbain crée un circuit fédératif quasi officiel des pratiquants du jeu de rôle en région parisienne : Les Seigneurs de l’Astrolabe de Jussieu, Le Club Loisirs Dauphine, Le Fer de Lance de Châtenay-Malabry, l’AJT (Association des Jeux Tactiques), le repaire de rôlistes de Normale Sup’ de la rue d’Ulm, etc. « Tout le monde se connaissait, et on faisait des conventions tous les ans ».
Durant l’une de ces conventions, elle rencontrera les éditeurs de Légendes Celtiques auxquels elle proposera d’écrire Les Légendes de la Table Ronde, qui sortira en janvier 1986. « À l’époque, j’écrivais déjà des articles et des scénarios pour Casus Belli, Le Dragon Radieux… ».
Passionnée depuis toujours par le mythe arthurien, c’est tout naturellement à l’occasion d’un test du premier réseau social dans sa région (le Minitel) qu’elle se connecte sous le pseudonyme de « Dame du Lac » sur les réseaux rôlistes de l’époque, dont le célèbre 3615 AKELA.
Un pseudonyme qu’elle porte encore dans le milieu rôliste. « Je me suis toujours sentie proche de ce personnage : elle s’appelle Viviane, moi Anne ; c’était une femme forte, compétente, qui ne se laissait pas marcher sur les pieds. Ça me permettait, à un moment où le jeu de rôle était très masculin, de me distinguer » comme joueuse et meneuse chez les rôlistes.
Comme beaucoup de rôlistes affirmés, elle passe au niveau supérieur en participant aux jeux de rôle « Grandeur Nature », dont un en particulier qui rappelle encore de beaux souvenirs à de nombreux rôlistes. Lors d’un GN Maléfices à Provins, elle organise avec ses compétences une véritable disparition. « Je jouais une pauvre fille que des joueurs avaient sacrifiée à un démon, et je revenais possédée par le démon. La « démone » leur a mené la vie dure et à la fin du scénario, en haut d’une tour de 25 mètres de hauteur des murailles de Provins, un exorcisme fut conduit. Les joueurs assistaient à la scène « côté intérieur » du rempart, depuis une esplanade s’ouvrant devant la tour. C’était l’occasion de leur jouer un tour : j’ai appris à descendre en rappel à la corde. Au moment de l’exorcisme, j’étais au milieu du cercle de bannissement, et tandis que le complice allumait les fumigènes pour dissimuler nos manœuvres, j’en profitais pour mettre mon harnais, descendre les murailles de 25 mètres de l’autre côté. Une fois la fumée dissipée, j’avais "réellement" disparu, à la stupeur générale ! ».
Un grand souvenir pour Anne qui me confie que le Grandeur Nature apporte un plus sans équivoque à l’immersion. « Il m’est arrivé parfois en déambulant dans les rues d’une ville médiévale, de voir mon ombre projetée sur les rues par l’éclairage public. Je voyais ma silhouette en costume se découper en ombre chinoise, et il y avait trois secondes d’émotion magique : j’y étais ! »
Sa pratique du jeu de rôle connaît un coup de frein quand elle rejoint Blizzard Entertainement pour y travailler pendant dix ans. « Les copains étaient mariés, avaient des enfants et leur vie de famille ne nous donnait que très peu le temps de nous retrouver ».
Elle retrouvera un groupe de joueur grâce à La Cour d’Obéron, un forum de jeux de rôle, « véritable nid de vieux rôlistes » tenu par Lætitia et Jean-Philippe Jaworski (Gagner la guerre, Te Deum pour un massacre) puis, avec le COVID, elle passera à l’étape de la table virtuelle.
« Avec le virtuel, c’est un vrai renouveau de la pratique : on peut rejouer avec des amis qui sont partis aux quatre coins de la France, on peut jouer avec des gens nouveaux sans aucune contrainte de distance ».
Le jeu de rôle, dès son premier ouvrage obtenu à son adolescence, a guidé Anne dans sa vie personnelle et professionnelle, et encore aujourd’hui, c’est une passion qui ne la quitte pas.
« Inventer des histoires, j’ai toujours fait ça. Le jeu de rôle, j’en faisais déjà sans le savoir. Gamine, le soir pour m’endormir, je m’inventais des histoires, je jouais un personnage, c’était du jeu de rôle solo où j’étais à la fois meneuse et joueuse. »
Passé la période folle des années quatre-vingt-dix où l’on accusait le jeu de rôle de pousser les jeunes au suicide, celui-ci vit désormais un véritable renouveau depuis ces dix dernières années.
« Le jeu de rôle muscle l’imagination, c’est un outil extraordinaire. Cela permet aux enfants d’être créatifs, même s’ils ne sont que joueurs, ils vont s’imaginer ce qu’on va leur décrire, c’est convivial, c’est amical et c’est un jeu coopératif ! »
C’est aussi un jeu qui conjugue tout ce pour quoi Anne est passionnée : outre l’histoire, c’est aussi du théâtre, de la littérature, et en dépit de son parcours scolaire qui la destinait à un avenir dans les sciences, « j’ai toujours su que j’étais une littéraire. »
Nous avons tous nos mots pour dire ce qu’est le jeu de rôle, parfois ils nous manquent, parfois ils sont imprécis, et à cette question Anne me répond : « Le jeu de rôle, c’est l’héritier de la veillée au coin du feu, avec le conteur qui racontait des histoires. Sauf que là, il y a le côté coopératif où tout le monde participe. Les contes de fées, les contes au coin du feu existent depuis le temps des cavernes… On raconte toujours des histoires « autour du feu », sauf qu’ici on lance des dés en plus et chacun y met sa patte. »
Le roi Arthur avait la fée Viviane pour veiller sur son royaume, et nous avons aussi notre fée qui accompagne le jeu de rôle depuis ses débuts, et le suit encore aujourd’hui dans sa pratique et son évolution.
Merci à toi Anne pour ce beau moment de nostalgie, cette découverte des racines de notre loisir dans l’hexagone et, enfin, le grand plaisir de connaître notre seule et vraie Dame du Lac dont la passion nous inspire toujours aussi vivement. Vive Anne !
Plus d'informations sur Anne Vétillard sur les sites ci dessous:
Bibliographie - créations et traductions sur Le Grog
Wikipédia - Anne Vétillard